1. Un oubli définitif

Auguste Mermet (Bruxelles 1810 - Paris 1889) est typiquement le genre de compositeur qu'on ne remontera jamais, et pour des raisons sans doutes plus pragmatiques que pour Meyerbeer.

auguste mermet roland a roncevaux partition
Frontispice de la réduction pour piano / chant de Roland à Roncevaux, le principal succès d'Auguste Mermet.

C'est tout d'abord un compositeur qui n'a jamais connu le succès brillant de son vivant. 

Un opéra-comique, trois grands opéras et un ballet attestent de son passage, avec son écriture de quelques parodies mondaines des titres à l'affiche (pour les journaux). 

Son style lui-même appartient à un certain académisme, non pas qu'il soit sans personnalité, mais sans réelle originalité, disons - et pas dépourvu de faiblesses sérieuses d'écriture.

auguste mermet portrait 1876
Portrait d'Auguste Mermet en 1876, l'année de Jeanne d'Arc.


A notre époque où l'originalité est le premier critère du génie, on imagine bien qu'il est hors de remonter un ouvrage coûteux qui n'ait pas une place dans l'Histoire, et qui de surcroît est d'une qualité discutable même pour les amateurs du genre (ses maladresses lui étaient reprochées dès son époque). Bref, vous ne l'entendrez jamais.

2. La mission de Carnets sur sol

C'est néanmoins un compositeur assez attachant, dont le style est à rapprocher de Gounod : un sens du rythme discutable (toutefois un peu plus abouti que Gounod), quelques beautés harmoniques (mais aussi des maladresses chez Mermet), une sincérité de ton assez sympathique, le tout dans un cocon assez moelleux. C'est typiquement une esthétique du confort Second Empire, et on verra qu'il était précisément apprécié de l'empereur.

Ainsi, il est tout de même intéressant de se confronter à ce compositeur, à plusieurs titres :

    • témoignage de la production standard d'une époque, hors des oeuvres qui constituent des aboutissements ou des ruptures ;
    • qualité intrinsèque de l'oeuvre, secondaire mais pas non plus vaine.

Bref, à titre de curiosité, nous vous invitons chez Auguste Mermet.


3. Ce que l'on sait de Mermet

Très jeune intronisé à Versailles avec l'opéra-comique La Bannière du Roi  (1825), il est surtout célèbre (façon de parler) pour ses trois autres opéras.

Pour Le Roi David (1846), Mermet démarche le dramaturge Alexandre Soumet afin qu'il adapte sa pièce Saül pour l'opéra.

Le lieutenant-colonel Auguste de Peellaert rapporte son opiniâtreté à refuser toute autre solution dans ses Cinquante ans de souvenirs (1867, peu après le succès de Mermet pour Roland. A la fin de son deuxième chapitre, il indique ainsi :

 Je vais parler pour la première fois de M. Auguste Mermet, mon ami et parent qui habitait Paris depuis nombre d'années, en s'occupant de musique.

Fort bien accueilli chez M. Soumet, auteur de plusieurs tragédies, jouées avec succès, il avait obtenu de lui qu'il arrangeât, pour l'Opéra, la tragédie de Saül, sous le titre de : Le Roi David. Comme M. Soumet était retenu au lit par la maladie, M. Mermet allait le plus souvent possible exciter la verve lyrique de l'auleur et rentrait chez lui chargé d'une scène, de quelques récitatifs ou d'airs, et enfin, après un nombre infini de courses et de fatigues, il avait emporté un ouvrage entier.

A chaque voyage que je fesais [sic] à Paris, mon parent recevait ma première visite et j'écoutais la musique du compositeur qui réclamait mes bons avis et conseils.

Le poème de David avait tellement plu au directeur de l'Opéra, qu'il avait prié M. Mermet de le lui abandonner, en lui promettant un autre poème d'opéra, qui serait mis en scène aussitôt la musique achevée ; mais avec une ténacité sans pareille, dont il donna de nouvelles preuves par la suite, M. Mermet tint bon et refusa toute proposition.

Enfin, le Roi David fut joué le 3 juin 1846 et n'obtint que peu de représentations, quoique Mme Stolz y remplissait [sic] avec talent le rôle de David. La musique parut originale, mais d'un auteur tout à fait inexpérimenté ; quelques airs de danses y furent ajoutés par un de ses amis, musicien de l'orchestre. Il put à peine assister aux répétitions parce que l'ouvrage n'était pas entièrement orchestré, et delà, mille bruits sur le compte de l'auteur tendant à faire croire qu'il n'avait pas seul composé cet opéra.

 

La pièce n'a en effet pas rencontré le succès lors de ses représentations de l'Opéra.   Toujours préoccupé de ses livrets, Mermet confectionne lui-même ceux de ses deux derniers opéras. C'est grâce à l'intercession de Napoléon III que Roland à Roncevaux est joué à l'Opéra en 1864, et y réussit assez bien.

Enfin vient Jeanne d'Arc en 1876 dans le même lieu, un échec.

4. Jeanne d'Arc

C'est sur cette partition que l'on s'est penché. Pas de relecture critique historisante façon Scribe, ici Jeanne entend bel et bien de fort jolies voix qui s'expriment en choeur de façon assez récitative au besoin. Le style, on l'a dit, est à rapprocher de Gounod, avec de belles intuitions personnelles, mais pas sans faiblesses.

On touvera l'enregistrement au grand complet à la section ses oeuvres .

Il est tout d'abord nécessaire, et plus que d'habitude, d'énoncer les réserves d'usage.
Il ne s'agit pas d'un 'produit fini' mais d'un document, destiné à donner une idée de la chose aux lecteurs de CSS. Réalisant seul simultanément piano et chant, il est rare que je propose des extraits léchés, mais c'est ici encore plus criant qu'à l'accoutumée, tout simplement parce que d'une part l'air est assez hors tessiture (il réclame une basse), ce qui entraîne des détimbrages ; d'autre part et surtout parce que vu l'intérêt musical limité de l'oeuvre, on est moins enclin à la remettre sur le piano, et cette captation est donc le fruit de tentatives en nombre... limité.

Cela dit, malgré les pains, on entend plus ou moins ce qui figure sur la partition.

On se situe ici à la charnière des actes I et II. Les voix interpellent Jeanne de façon assez exaltante, avec une harmonie relativement mouvante et de drôles d'hésitations entre majeur et mineur pour la ligne vocale de Jeanne, traduisant son indécision ("Je n'ai plus force ni valeur !").

 

JEANNE
Je n'ai plus force ni valeur !

LES VOIX
Le sang coule à torrents, le temps presse !

JEANNE
O douleur ! Oui, la pitié... mon coeur...
La voix du Ciel l'ordonne !

LES VOIX
Partir est un devoir sacré !

JEANNE
La pitié, la pitié m'entraîne !

LES VOIX
Va, Dieu le veut !

JEANNE
Eh bien, eh bien... j'irai !

 

L'acte II s'enchaîne avec un interlude décidé, d'assez belle facture, et débute sur une jolie modulation qui en reprend le rythme, mais avec des nuances dynamiques plus discrètes.

Entrée de Richard, chevalier à la cour de Charles VI - roi acoquiné avec une Agnès qui rappelle facilement au grand public l'image de la maîtresse de... son successeur.

Le récitatif est très réussi, d'une prosodie douce et mélodique, avec quelques effets dramatiques traditionnels (trémolos de cordes pour l'évocation du danger "quand le navire sombre"), qui jouent efficacement du contraste entre absence et présence de l'orchestre.

D'un point de vue plus formel, la teneur de l'air est également annoncée : en un quatrain le personnage désabusé et sans scrupules est présenté au spectateur, et l'air ne fera que développer ses sentiments, avec quelques informations "historiques" supplémentaires.

RICHARD
Caché dans son palais, le roi n'est plus qu'une ombre, et son palais s'écroule au milieu des affronts ici, chacun pour soi : quand le navire sombre, pour se sauver tous les moyens sont bons.

  L'air lui-même débute par une très brève ritournelle d'une formule typiquement italienne, avec dédoublement de la première valeur de la mesure : ces doubles croches à la basse en début d'une mesure constituée de croches, comme pour une polonaise ou un boléro, sont typiques des cabalettes belcantistes et post-belcantistes (jusqu'à ce que Verdi impose progressivement d'autres standards plus libres et variés à partir des années 1850).

On est en si mineur, une tonalité associée à la solitude et à la tristesse profonde.

RICHARD
Pays gorgé de sang, ton aspect m'importune :
On transforme en enfer ton riant paradis.
Allons chercher ailleurs la gloire et la fortune,
Et laissons la France aux maudits !

  Air de facture très classique, avec son refrain très identifiable, ici combattif et sombre. Deux procédés principaux : d'une part les ponctuations orchestrales brèves (souvent dans l'aigu, probablement prévues pour les flûtes), comme des éclairs qui zèbrent le ciel, de façon assez réussie (il est rare qu'un air soit si peu soutenu par l'orchestre), et d'autre part des unissons avec le chanteur ("Allons chercher ailleurs") qui sonnent plus maladroitement, du moins en réduction piano - mais je doute que cela se montre furieusement génial à l'orchestre.

J'aurais livré mon âme au diable -
De moi Satan n'a pas voulu.
Dame Isabeau se montra plus traitable :
Entre nous et l'anglais, c'est entre nous marché conclu.

  Le couplet en ré majeur (modulation très traditionnelle) est assez intéressant, avec sa ligne lyrique un peu sarcastique, où le personnage étale paisiblement une terrible lucidité sur son propre cynisme. Et l'on retrouve le goût français pour le bon mot, avec Isabeau de Bavière en diablotin de seconde catégorie - mais plus efficace que l'original.

  Le vers lui-même n'est pas très robuste : la langue paraît souvent un peu triviale, et pour des raisons musicales, on se retrouve avec des répétitions. Par "palais" dans le récitatif, alors qu'il était pourtant simple à remplacer ; ou encore "entre nous", de plus assorti d'une grosse cheville puisque ce vers fait treize syllabes pour suivre le rythme musical. Ces distorsions sont choses courantes, mais d'habitude, le livret original est correct, alors qu'ici il présente des imperfections que n'aurait pas laisser imprimer un littérateur.
Qu'importe, le poème fonctionne plutôt bien, et étale moins de niaiseries et de poncifs que beaucoup de ses équivalents : sa fréquentation reste agréable, comme la musique, même si l'on trouve des faiblesses techniques ici et là.

Le roi n'a plus ni sou ni maille :
Dans les bombances de la Cour
Le merle a remplacé la caille.
Le roi n'a plus ni sou ni maille :
Belle France, adieu pour toujours !

  Outre l'impureté des rimes (puisqu'il est encore grandement l'usage dans les livrets de respecter ce qui n'est plus qu'une "rime pour l'oeil", et que la liaison supposée pour "Cour / toujours" diffère), on remarque du remplissage musical assez faible, avec ces mélodies fades pas très bien appuyées sur la prosodie (premier vers), et surtout ces gammes en alternance avec une note obstinée, qui est surtout une figure instrumentale, abandonnée depuis la fin du XVIIIe siècle en raison de sa banalité. Bref, rien de très expressif ne se crée ni par la musique, ni par le rapport entre cette musique et le texte.
Néanmoins, cela éclaire un peu plus le personnage qui se présentait comme opportuniste dans le récitatif.

  Les deux derniers vers sont peu originaux, mais nettement plus expressifs, quoique finalement sans rapport avec ce qui précède. C'est bien le problème de cette section et plus généralement de cet air : l'impression de patchwork, d'une suite d'effets sans réelle unité musicale. Lesdits effets n'étant pas toujours originaux ni géniaux, cela représente évidemment une faiblesse qui n'ennuie pas l'auditeur, mais le rend défiant et critique sur la qualité d'ensemble.

Reprise du refrain :

Pays gorgé de sang, ton aspect m'importune :
On transforme en enfer ton riant paradis.
Allons chercher ailleurs la gloire et la fortune,
Et laissons la France aux maudits !

  Comme très souvent, surtout dans les opéras français de l'époque, l'air n'a pas grand intérêt hors contexte, d'où l'intérêt d'enregistrer l'ensemble de la scène, voire les transitions, comme les lutins de CSS le font.
Ici le récitatif de Richard qui introduit la scène suivante, le duo entre le roi et sa jeune bien-aimée, est véritablement délicieux par son contraste. La mélodie devient assez naturelle et savoureuse, et le texte rend aussi le personnage plus sympathique et compatissant.

Avec la belle Agnès le roi Charles s'avance :
Un bandeau sur les yeux, quand il court au trépas,
De son rêve d'amour ne le réveillons pas.
Plus gaiement peut-on perdre un royaume de France !

  On aboutit après une cadence (de toute évidence prévue pour la flûte) sur un accord de ré bémol, véritablement éloigné du si mineur une page plus haut... et cela s'entend dans le climat pastoral délicieux qui s'installe avec ces couleurs bémolisées bien rondes. On entend aussi de belles notes étrangères dans les accords, qui donnent plus de relief à cet ce nouvel épisode qui reste très consonant. Ici, au contraire de ce qui précédait, ce sont les aplats orchestraux et non les ponctuations vigoureuses qui constitueront l'essentiel de l'accompagnement.


5. En conclusion

Imparfait mais pas dépourvu de charme ni d'intérêt, c'est à une page de patrimoine que CSS vous a convié en sa compagnie, en espérant avoir fourni une balade malgré les imperfections du compositeur-librettiste... et évidemment de ses interprètes.

Songez bien que vous n'entendrez peut-être plus jamais rien d'Auguste Mermet, tout de même joué à l'Opéra de Paris au milieu du XIXe siècle.
Et mesurez votre chance (suspecte).